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Le blog de Jean-Noël LEBLANC
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3 décembre 2018

Le rôle social des étrennes, par Claude Lévi-Strauss (merci, l'UNESCO !)

Gingerbread from Northern Croatia. It was inscribed on the Representative List of the Intangible Cultural Heritage of Humanity  © Ministry of Culture, Republic of Croatia

"L'histoire des étrennes est à la fois simple et compliquée. Simple, si l'on se borne à dégager le sens général de la coutume ; pour la comprendre, il suffit sans doute de retenir la formule du Jour de l'An japonais : o-ni wa soto - fuku wa uchi, « Dehors les démons ! Qu'entre la chance ! » Comme l'année ancienne doit entraîner dans sa disparition le mauvais sort, la richesse et le bonheur d'un jour constituent un présage et presque une conjuration magique, pour que l'année nouvelle soit teintée des mêmes couleurs.

Résultat de recherche d'images pour "janus"De ce point de vue, la formule japonaise correspond bien à celles qu'emploie Ovide quand il décrit, au premier livre des Fastes, les usages romains de la fête de Janus, qui est devenue notre 1er janvier, bien que, pendant longtemps et à Rome même, cette date ne fut pas celle du début de l'année. « Que signifie », demande le poète à Janus, « les dattes, les figues ridées et le miel clair offert dans un vase blanc ? » 'Et le dieu répond : « C'est un présage : on souhaite que les événements prennent cette saveur... »

Il est plus difficile de retracer l'origine précise de la coutume des étrennes dans le monde occidental. Les druides des anciens Celtes accomplissaient une cérémonie, à l'époque qui correspond au ler janvier : ils coupaient le gui des chênes, considéré comme une plante magique et protectrice, et le distribuaient à la population. D'où le nom des étrennes dans certaines régions de la France, il n'y a encore pas bien longtemps : guy-l'an-neuf, devenu parfois : aguignette.

noelÀ Rome, la seconde quinzaine de décembre et le début du mois de janvier étaient marqués par des fêtes au cours desquelles on échangeait des présents ; ceux de décembre étaient surtout de deux sortes : bougies de cire (que nous avons transférées à nos arbres de Noël) et poupées d'argile ou de pâte comestible, que l'on donnait aux enfants. Il y en avait aussi d'autres, que Martial détaille longuement dans ses épigrammes ; la chronique romaine raconte que les nobles recevaient des présents de leurs clients, et les empereurs des citoyens. Caligula empochait même les cadeaux en personne, et se tenait à cette fin, toute la journée, dans le vestibule du palais. 

Coutumes païennes et rites romains, il semble bien que les cadeaux de nouvel an aient longtemps préservé la trace de cette double origine. Comment comprendre, autrement, que pendant tout le moyen âge, l'Eglise se soit vainement efforcée de les abolir, comme une survivance barbare ? Mais à cette époque, les cadeaux n'étaient pas seulement un hommage périodique des paysans à leur seigneur, sous forme de chapons, fromage frais et fruits de conserve ; ou des offrandes symboliques : orange ou citron piqué de clous de girofle qu'on suspendait, comme des charmes, au-dessus des jarres de vin pour l'empêcher de tourner, ou encore noix de muscade enveloppée de papier doré... Ils relevaient d'un plus vaste ensemble dont, en certaines régions de l'Europe, le bétail n'était pas exclu puisqu'on lui faisait l'offrande de fumigations de genièvre et d'aspersions d'urine.

Résultat de recherche d'images pour "elisabeth 1ère"En Angleterre, la reine Elizabeth 1ère comptait sur les étrennes pour renouveler son argent de poche et sa garderobe : les évêques et archevêques lui donnaient 10 à 40 livres chacun ; les seigneurs : robes, jupons, bas de soie, jarretières, casaques, manteaux et fourrures ; et ses médecins et apothicaires, des présents tels que coffrets précieux, pots de gingembre et de fleurs d'oranger et autres confiseries.

Sous la Renaissance européenne, les épingles de métal devinrent un cadeau favori pour les étrennes, car c'était une grande nouveauté : jusqu'au XVe siècle, les femmes ne se servaient guère que de chevilles de bois pour retenir leurs vêtements. Quant aux cartes de nouvel an, ornées de lettrines et d'images, on sait que l'usage en existe depuis l'Europe Jusqu'au Japon. Some in golden letters write their love, écrit un poète anglais du XVIIe siècle. En France, les cartes illustrées de nouvel an furent en vogue jusqu'à la Révolution.

Résultat de recherche d'images pour "rameaux sapin"

Les indigènes maori de la Nouvelle-Zélande avaient fondé toute une théorie sur cette constatation : selon eux, une forme magique, qu'ils appelaient hau, s'introduisait dans le cadeau et liait à jamais le donataire et le donateur. A l'autre bout du monde, la légende romaine des étrennes paraît inspirée d'une idée très voisine. Les premières étrennes auraient été celles offertes, sous forme de rameaux verts, au roi sabin Tatius, qui partageait la souveraineté avec Romulus. Ces branchages avaient été coupés dans le bois sacré de la déesse Strenia, d'où le nom latin des étrennes : strenae.

Or, Strenia était la déesse de la force. Pour les Latins comme pour les Maori, les cadeaux sont donc des objets qui tiennent de leur nature de cadeau une force particulière. D'où vient-elle donc ? En s'obligeant, à certaine période de l'année, à recevoir d'autrui des biens dont la valeur est souvent symbolique, les membres du groupe social rendent manifeste à leurs yeux l'essence même de la vie collective qui consiste, comme l'échange des cadeaux, dans une interdépendance librement consentie car, à cette occasion et par ces humbles moyens, la société tout entière prend conscience de sa nature : la mutualité.

Claude Lévi-Strauss
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Commentaires
V
Claude Lévi-Strauss ... un de mes héros ! bises bon courage pour ce lundi qui commence bises Véro
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