Gadine : c'est ma tournée (1)

Chronique 1

L'arrivée de Gadine

Je passe la frontière le jeudi 8 juillet 2010, aux environs de 14 heures. Sur un panneau, un message que je crois m'être personnellement adressé me signale l’endroit exact où s’effectue la traversée. « Bienvenue dans la Nièvre » : c’est tout ce que je peux distinguer, dans l'éblouissement que me causent l'image, sa couleur orange sous le soleil.

Je respire enfin. Une bouffée d'allégresse fait bondir ma petite auto sur la route. J'y suis : c'est là, peu après Coulanges-sur-Yonne, sur la route de Clamecy, que nous quittons l'Yonne justement. Et soudain, pour moi, tout est différent. Soudain, une exaltation rieuse me fait venir les larmes aux yeux.

J'aime ce département. J'aime y entrer. J'aime m'y enfoncer. J'ai l'impression de me rendre à un rendez-vous d'amour. J'ai l'impression qu'une terre m'attend et qu'elle va me serrer contre son flanc. A la radio, un type parle de l'inévitable désertification de nos campagnes, pendant que j'arrive dans un village qui m'émerveille. Il fait beau. En hiver, la région a une autre allure, mais je souris à cette coïncidence entre le sujet de l'émission sur France Inter et cette drôle d'idée d'aller où tout va mourir, paraît-il. Comment en sommes-nous arrivés-là ? D'après ce que j'entends, il n'y a rien à faire. Le monde rural souffre. On s'en désole. On n'a encore rien vu ! Ce sera pire demain.

Je joue ce soir à Sauvigny-les-Bois, près de Nevers, là où tant d'usines ont fermé. Que reste-t-il des aciéries d'Imphy, des Vespas de Fourchambault ? La région se vide. Il n'y a plus de travail. On parie sur le tourisme. Je voudrais entrer sur une terre de résistance, un pays qui serait comme moi, qui refuserait d'abandonner. D'ailleurs, je suis sans travail moi aussi, toujours fonctionnaire et prof de lettres en congé maladie, certes, mais il faudra bien miser sur autre chose. La Nièvre veut faire peau neuve. J'espère en mon habit de « conteuse de mémoire », en mes livres, en mon petit théâtre, en tout ce joyeux bazar bien calé dans mon C3. Pas de place pour un autre passager : le chevalet qui porte les photos de mon grand-père tient ce rôle. Des cartons, d'autres éléments du décor, une toile de tente, un matelas gonflable, un duvet, occupent l'arrière du véhicule.

Je m'arrête un instant et je descends de voiture pour me tenir debout face au paysage, un patchwork d'herbes vertes et d'épis dorés. Je suis seule, petite et confiante. J'ouvre les bras pour saisir autant d'air, autant d'espace que possible.

J'ai quarante-cinq ans et me voilà sur la route, sur les planches, comme une jeune première ! Je vais jouer dans des petits villages du 58 et on croira voir arriver une extra-terrestre. Je reprends le volant sans m'en faire pourtant, pleine d'espoir, le coeur soulevé de tendresse pour une terre qui n'est même pas la mienne, que je connais à peine, mais qui m'appelle, qui m'appelle...

C'est ma tournée, par Barbara Moreau, éditions Kikebab, à paraître en avril 2012.