« La verte Érin » (Guy de Maupassant)
"On ne parlait guère de l’Irlande, il y a cinquante ou soixante ans, sans l’appeler « la verte Érin ». Le langage poétique auquel nous devons « la perfide Albion » et la « grasse Normandie » n’avait point découvert d’autre épithète pour qualifier cette terre de misère éternelle, ce pays loqueteux et sordide des gueux, ce foyer de révolte sans fin, de religion sanguinaire et d’indéracinable superstition. La verte Érin ! (...)
Assurément l’Irlande est la terre de pauvreté. La hideuse misère y a établi son empire ; elle l’enserre comme une pieuvre, la tient, la mange, exerce sur ce sol, qui est sien, sa toute-puissante tyrannie, par le moyen de l’Anglais, son lieutenant. (...) Traverser l’Irlande, c’est se promener au milieu des exquises gravures de Callot. Aucun pays du monde n’est plus riche en guenilles. (...)
Quand deux jeunes gens vont se marier, la composition de la dot est souvent d’un comique sinistre et fou. Un voyageur raconte cette anecdote : Il passait près d’un cottage et fut attiré par les cris furieux d’un jeune homme qui voulait défoncer la porte, hurlait, jurait parlait de tuer quelqu’un. On l’entraîna. Ce jeune homme devait, le jour même, épouser une jeune fille habitant ce cottage.
Les dots se trouvaient égales et belles. Lui, possédait une hutte (à laquelle manquait le toit ; mais on la pouvait réparer) et un cochon. Quant à elle, elle devait, en compensation de ces richesses, recevoir de son père une table, une chaise, une marmite et une couverture. Tout allait donc au gré des amants ; mais voilà que, le matin même du mariage, le cochon du fiancé mourut. Le père, à cette nouvelle, s’écria : « Tu n’auras pas ma fille ! » Le garçon s’indigna, s’emporta : ce fut en vain. Alors on lui proposa une transaction ; c’était de prendre la femme, mais de laisser aux parents la table, la chaise et la marmite, jugées d’une valeur équivalente à celle de l’animal trépassé. Il refusa avec énergie, exigeant le tout. La jeune fille, au fond de sa hutte, sanglotait — quand un rival se présenta, un rival avec un cochon vivant, un rival qui, sachant la catastrophe, venait perfidement offrir son porc et sa main. On les reçut tous les deux à bras ouverts ; la jeune fille se consola tout de suite ; et l’amoureux éconduit noya sa tristesse dans le whisky.
Le whisky est la grande consolation de ces misérables et, en même temps, une des plaies de l’Irlande. L’eau-de-vie de Bretagne et le whisky d’Irlande, sont sans doute, les causes principales des nombreuses apparitions, des familles d’êtres fantastiques qui hantent ces deux pays..."
Guy de Maupassant, Le Gaulois, 23 janvier 1881
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