Jean Dutourd a dit (1) :
"J'ai beaucoup de mérite à pardonner aux grands écrivains d'avoir dit parfaitement ce que je pensais ou sentais moi-même, et que je n'étais pas parvenu encore à exprimer.
Quand j'étais très jeune et que ma vocation n'était pas encore très ferme, je me réjouissais au contraire de trouver chez un auteur ce qui m'était si personnel. J'en concluais qu'il n'était pas nécessaire d'écrire, parce que tout avait été dit, même ce qui m'était le plus précieux.
Un artiste commence à se parler à lui-même ; c'est-à-dire qu'il s'adresse au public comme il aurait désiré qu'on s'adressât à lui, et comme on ne l'avait jamais fait. Il s'explique à lui-même, dans sa manière, qui n'est celle de personne d'autre. De là évidemment qu'on mette trente ans à le comprendre. Le triomphe des grands écrivains, c'est d'imposer, à la longue, leur soliloque bizarre.
Toujours se dire qu'on écrit pour des lecteurs de feuilletons. Cela oblige à être clair et à expliquer plutôt trop que pas assez. L'humilité, pour un écrivain, n'est pas de prendre son lecteur pour un phénix.
Ecrire avec fureur, comme si on allait mourir demain et qu'on craignait de n'avoir pas fini à temps. Voilà la seule façon d'écrire.
Non, le silence n'est pas mon affaire. Les mots éclatent en sortant de moi. Le silence, pour un artiste, c'est la mort. Quand je me tais, je meurs."
Jean Dutourd, in Carnets d'un émigré (Flammarion, 1973).