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Le blog de Jean-Noël LEBLANC
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9 mars 2018

Rire de tout ? (2) Desproges

Rire de tout 1
(
extrait d'un diaporama de Patrick Deplanque)

Qui n'a jamais prononcé la troisième formule de la diapo ?...

Libération, dans un article détaillé, nomme cette citation le « point Desproges » : "C’est le moment où quelqu’un, afin de donner de l’autorité à son propos, se réfère à une fameuse phrase de l’humoriste (...) : on peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui."

Petit condensé de l'article de Frantz Durupt qui en retrace l'historique :

"Le 29 septembre 1982, Pierre Desproges est le procureur du Tribunal des flagrants délires sur France Inter, émission dont l’invité du jour est Jean-Marie Le Pen :

« La présence de Monsieur Le Pen en ces lieux voués plus souvent à la gaudriole parajudiciaire pose problème. (...) Premièrement, peut-on rire de tout ? Deuxièmement, peut-on rire avec tout le monde ?» A la première question, Pierre Desproges répondra « oui sans hésiter ». A la deuxième en revanche : «C’est dur… Personnellement, il m’arrive de renâcler à l’idée d’inciter mes zygomatiques à la tétanisation crispée. C’est quelquefois au-dessus de mes forces, dans certains environnements humains : la compagnie d’un stalinien pratiquant me met rarement en joie. Près d’un terroriste hystérique, je pouffe à peine, et la présence à mes côtés d’un militant d’extrême droite assombrit couramment la jovialité monacale de cette mine réjouie… »

Résultat de recherche d'images pour "Vivons heureux en attendant la mort"Près d’un an plus tard, en novembre 1983, Desproges recycle ce réquisitoire dans son livre Vivons heureux en attendant la mort, au « Chapitre pitre », en l’adaptant et en l’agrémentant d’une nouvelle chute plutôt limpide : «Il vaut mieux rire d’Auschwitz avec un Juif que de jouer au Scrabble avec Klaus Barbie

Sa phrase sera souvent interprétée selon ce que les gens mettent derrière «tout le monde» ou «n’importe qui». Tantôt, ce «n’importe qui» sera les victimes du racisme : on ne fait alors pas de blague raciste en présence d’un Noir, pour ne pas le vexer. « N’importe qui », ça peut également être « tous les gens qui n’ont pas ri à ma blague » : dans ce cas, tant pis pour eux, mais je continue à rire. Ce peut être, plus largement, « les bien-pensants », ceux à cause de qui « on ne peut plus rire de rien ». Ou bien, « n’importe qui » ce sont tout simplement « les cons », ceux qui n’ont pas «compris le second degré », qui ne sont pas assez malins pour déceler mon talent d’humoriste.

Les personnes qui se revendiquent de la maxime desprogienne ont, souvent, un point commun : ce sur quoi elles veulent faire des blagues avant tout, ce sont les Noirs, les Arabes, les juifs, les femmes, les homosexuels, etc. Bref, tout ce qui n’est pas un homme blanc hétérosexuel valide. Mais se revendiquer de Desproges en pareil cas, c’est en réalité faire un « contresens », analyse Florence Leca, maître de conférences à la Sorbonne, spécialiste de la grammaire. « Une blague qui ne fait que réciter un point de vue raciste, c’est juste vulgaire » renchérit Anne-Marie Paillet.linguiste, maître de conférences à l’ENS.

Résultat de recherche d'images pour "second degré"Qu’est-ce qui différencie donc Pierre Desproges des autres ? Avant tout, un « pacte humoristique », disent Paillet et Leca : « Pierre Desproges s’est construit un ethos, une manière d’être, qui est un contre-ethos : il présente une personnalité détestable », explique ainsi la première. Sur Twitter, où les débats sur l’humour resurgissent régulièrement, ce pacte humoristique est très compliqué à établir, d’où la nécessité pour certaines personnes de préciser qu’elles font du "second degré" ou d’insulter les gens qui n’ont pas su saisir leur finesse. Arrêtons-nous un instant, d’ailleurs, sur le fameux « sketch sur les juifs » de Desproges : il est un classique de la complainte selon laquelle « on ne peut plus rien dire » et « personne ne pourrait refaire ça aujourd’hui ». Concédons que la seconde proposition est sans doute vraie, vu que ça a déjà été fait. 

Résultat de recherche d'images pour "desproges"

C’est peut-être le moment, aussi, de souligner qu’ici fonctionne à plein le pacte humoristique : quand Pierre Desproges présente ce sketch, en 1986, c’est sur scène, à un public qui le connaît depuis plus d’une décennie, a payé pour le voir, et sait ce qu’il fait là et à peu près ce qui l’attend. Des conditions d’énonciation et de réception qui n’ont donc rien à voir avec la diffusion, après 2010, du même sketch sur un site défendant des idées négationnistes, ou sur une plateforme vidéo. Sur Dailymotion, d’ailleurs, les commentaires ont été supprimés « car les propos racistes pleuvaient de façon consternante ».

Dans un entretien à Télérama daté du 24 novembre 1982, l'humoriste avance cette explication :

« Je crois qu’on a le droit de rire de tout. Mais rire avec tout le monde, ça, peut-être pas. […] Le rire est un exutoire et je ne comprends pas qu’on dise qu’il ne faut pas rire de ce qui fait mal. Ça fait moins mal quand on en a ri. »

Quatre ans plus tard, en 1986, dans une autre interview, pour Paroles et Musiques :

Q : «Je peux rire de tout, mais pas avec n’importe qui ?

Résultat de recherche d'images pour "desproges"

R : «C’est la formule à laquelle je me tiens. (...) Récemment, j’ai refusé d’aller à Moscou pour une émission d’Antenne 2 – une bonne idée, d’ailleurs – qui avait pour but de déconner un peu, dans les rues, avec les Moscovites. J’avais par exemple l’idée d’aller au mausolée de Lénine et de leur demander : "Qu’est-ce qu’on joue ce soir ?"… Seulement, j’ai pas envie de rire avec une situation qui me glace trop. Aller se faire cuire un œuf sur la tombe du soldat inconnu : on risque une nuit de tôle. Pisser sur le tombeau de Lénine : on risque soixante-dix ans de goulag. C’est pas tellement marrant !

«Mais j’irais plus loin. Il y a une expression qui dit : "On ne tire pas sur une ambulance". J’ajouterais : "Sauf s’il y a Patrick Sabatier dedans !"… Oui, on ne peut pas rire aux dépens de n’importe qui. On peut rire des forts mais pas des faibles. Par exemple, on n’a pas compris mes blagues à propos des Arabes, et je suis allé m’en expliquer à l’émission Mosaïque.» [en 1983, dans l'émission Droit de réponse, Pierre Desproges a désigné l'annuaire du Vaucluse comme « plus mauvais livre de l'année » en disant : « si vous ouvrez page 2127 à Carpentras, c'est fou le nombre d'Arabes qu'il peut y avoir... » Une provocation très mal acceptée par de nombreuses personnes, ce dont Desproges a été peiné. C'est donc dans l'émission Mosaïque qu'il a expliqué en avoir « gros sur le cœur » après cette affaire, reconnaissant avoir « voulu faire de la provocation imbécile ». ]

Toute la difficulté alors, quand on veut par exemple faire de l’humour sur le racisme, est de signifier que l’on ne rit pas des victimes de ce racisme, mais de ses auteurs. C’est là que le contre-éthos évoqué par Anne-Marie Paillet est capital : quelque chose chez Desproges fait que l’on comprend qu’il se moque des racistes à travers leurs idées. Pour le signifier, il se sert de « signaux d’ironie », souligne Paillet : « exagérations incongrues, non-sens, illogismes, inversion des réalités ». Souvent chez Desproges, de grandes phrases finissent par terre, des développements logiques terminent le nez dans le ruisseau, des contrepets surgissent par surprise, et de féroces soldats font rien qu’à mugir dans nos campagnes.

Résultat de recherche d'images pour "desproges"

Autant d’éléments qui permettent de mettre à distance les horreurs qu’il proclame. C’est ainsi que marche le début du sketch «Les rues de Paris ne sont plus sûres» : après avoir dit «les Arabes…», avec un regard suspicieux, Desproges laisse planer un silence, suggérant qu’on va embrayer sur le cliché selon lequel ils sont responsables de l’insécurité. Au contraire, il s’agit en fait de dire : «n’osent plus sortir seuls le soir».

Peut-être est-il possible, maintenant, de résumer en trois temps la pensée desprogienne sur l’humour :

Résultat de recherche d'images pour "desproges"

- On peut rire de tout : cela ne fait guère de doute, c’est la racine commune de toutes les versions. Tout, c’est la mort, le cancer, la guerre, Patrick Sabatier.

- On peut rire avec tout le monde, mais « c’est dur » : pas facile en effet de se marrer avec Jean-Marie Le Pen, d’autant que sa propriété de Saint-Cloud doit être sacrément protégée.

- On peut rire de n’importe qui : eh bien, pas vraiment non plus, finalement, puisqu’il faut « rire des forts et pas des faibles ».

Disons-le autrement, avec Anne-Marie Paillet et Florence Leca : « On peut rire de tout, mais pas n’importe comment ».

En conclusion, le plus simple est d’arrêter de se servir de Pierre Desproges comme argument d’autorité dans les discussions sur l’humour." Frantz Durupt

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Pour l'article en entier : 
On peut arrêter de citer Desproges n'importe comment

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