Charles Aznavour a dit :

"Enfin, ça ne doit pas être impossible à écrire, deux couplets et un refrain ! Cette phrase, prononcée de ma voix éraillée, a changé ma vie. Nous étions en 1944. Mon ami Pierre Roche et moi avions formé un duo. Pierre composait d'excellentes mélodies, mais il lui manquait un parolier pour mettre en valeur son talent. (...) Un jour que nous nous désespérions en présence de quelques amis, j'élevai donc ma voix éraillée pour prononcer la phrase fatidique. Railleries de l'auditoire. Moi qui parlais le français comme une vache espagnole, j'allais écrire des chansons ? Eh bien oui. Je me suis mis à l'ouvrage studieusement, et les premières phrases sont naturellement venues au bout de mes doigts : J'ai bu / J'ai joué / Et j'ai tout mis sur le tapis... Beaux joueurs, les amis me félicitèrent pour mon texte et m'encouragèrent à continuer. Cet accident merveilleux fut le début d'une longue histoire. Elle dure depuis soixante-six ans.

Au fil des lectures, de l'apprentissage et de l'expérience, mes thèmes se sont diversifiés, mon écriture s'est améliorée et je me suis mis à faire des vers instantanément, appréciant la rime riche et faisant alterner propos de tous les jours et lignes plus poétiques. D'ailleurs je ne me suis jamais considéré comme un parolier, plutôt comme un écrivain de la chanson. Et comme tout écrivain, j'ai parfois eu honte de mes écrits de jeunesse. (...) Car, soyons honnête, il y a un monde entre Oublie, oublie Loulou et Non, je n'ai rien oublié...

Je dois l'avouer humblement : je n'étais pas capable d'écrire des rengaines. Il y a des chansons pour le cœur, pour la tête ou pour les jambes ; il y a des chansons pour les jeunes, pour les vieux, et d'autres encore pour tous les âges. Chacun son point de vue, chacun sa manière. Moi, je ne me retrouvais dans aucune : il me fallait inventer la mienne. J'aimais l'idée de construire de petites scènes théâtrales, soutenues par une musique qui parlerait à chacun ; je voulais que mes chansons représentent une tranche de vie particulière, un moment de l'existence que le public pourrait s'approprier.

Pour écrire donc, il faut aimer jouer avec les contraintes - et s'en donner soi-même, quand ce ne sont pas les autres qui le font. Ainsi j'ai toujours cherché, par jeu, à aller vers la difficulté, et à donner à mes textes des allures de défi.

Nombre de mes interprètes ont censuré des phrases de moi qu'ils jugeaient trop osées. (...) Il est dommage d'en rester aux rengaines quand l'art nous permet de dire tant de choses ! La chanson ne divertit pas seulement, elle peut être porteuse d'espoir, d'idées nouvelles ou festives, d'esprit de rébellion, voire de révolution, sans pour autant sombrer dans la violence. Elle a pour elle la musique, le rythme et la rime, à travers lesquels s'expriment si bien la fermeté et la revendication. (...) Et vive les Brassens, Ferré et Gainsbourg, qui ont su cracher sur les tabous.

On croit que tout repose sur le refrain ? Je n'en suis pas si sûr. (...) Dans une chanson, la première ligne est primordiale. C'est pourquoi je fais toujours attention à ce que la phrase d'ouverture fasse pénétrer l'auteur, et plus tard l'auditeur, dans le vif du sujet. (...) Quand la première phrase m'est venue, et le titre, et parfois les premiers vers, je m'élance jusqu'à obtenir un texte fini. Or fini, chez moi, ne veut pas dire abouti. (...) N'oublions pas que ce qui paraît merveilleux le soir prend sa vraie valeur le lendemain. (...) Ainsi je peaufine, je rature, je recommence, changeant ici un mot, modifiant là une phrase, m'évertuant à choisir une meilleure rime, retouchant le nombre de pieds, cherchant enfin à donner au texte une forme qui me ressemble. Je tourne, je retourne, j'"aznavourise"..."

Charles Aznavour, in L'Intégrale, éditions Don Quichotte, novembre 2010.

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"Le Mille-feuilles"

Et demain, notre Mille-Feuilles sera consacré justement à cette Intégrale des chansons de Charles Aznavour, qui vient de paraître chez Don Quichotte.

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En cadeau bonus,

cette vidéo de Noël,

interprétée par Charles Aznavour et Placido Domingo,

"Noël d'autrefois" :

Comments

[vero blandin]

magnifique !! merci Jean-Noel pour ce partage ! j'aime beaucoup ce qu'il dit sur sa façon d'écrire souvent je fais ainsi moi c'est la première phrase a commencer qui est dure à surmonter après tout coule (ou presque) le mieux possible et comme je suis trop perfectionniste je reviens et longtemps parfois sur des mots, une virgule etc ! merci encore de nous parler de Charles Aznavour qui reste pour moi une grande référence et un souvenir sur scène merveilleux amitiés véro