"Liberté" de Paul Eluard.
Les actualités littéraire et politique se sont dernièrement rejointes, lorsqu'un député -qui ne remplit aucune fonction officielle et ne représente donc rien- a étrangement réclamé à Marie NDiaye, nouvelle lauréate du Prix Goncourt, un "Devoir de réserve" après ses déclarations contre une certaine conception actuelle de la France.
"Devoir de réserve" ? Un auteur est-il lié à son pays comme l'est un fonctionnaire, ne doit-il formuler aucune critique s'il en ressent le besoin, la nécessité ? C'est tout à fait risible. Mais, pas sûr que ça fasse vraiment rire, là où ils sont, Victor Hugo, Voltaire ou Zola.
Antonyme de "Droit de réserve", en trois mots : "Liberté d'expression".
Liberté
Sur mes cahiers d'écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable sur la neige
J'écris ton nom
Sur toutes les pages lues
Sur toutes les pages blanches
Pierre sang papier ou cendre
J'écris ton nom
Sur les images dorées
Sur les armes des guerriers
Sur la couronne des rois
J'écris ton nom
Sur la jungle et le désert
Sur les nids sur les genêts
Sur l'écho de mon enfance
J'écris ton nom
Sur les merveilles des nuits
Sur le pain blanc des journées
Sur les saisons fiancées
J'écris ton nom
Sur tous mes chiffons d'azur
Sur l'étang soleil moisi
Sur le lac lune vivante
J'écris ton nom
Sur les champs sur l'horizon
Sur les ailes des oiseaux
Et sur le moulin des ombres
J'écris ton nom
Sur chaque bouffée d'aurore
Sur la mer sur les bateaux
Sur la montagne démente
J'écris ton nom
Sur la mousse des nuages
Sur les sueurs de l'orage
Sur la pluie épaisse et fade
J'écris ton nom
Sur les formes scintillantes
Sur les cloches des couleurs
Sur la vérité physique
J'écris ton nom
Sur les sentiers éveillés
Sur les routes déployées
Sur les places qui débordent
J'écris ton nom
Sur la lampe qui s'allume
Sur la lampe qui s'éteint
Sur mes maisons réunis
J'écris ton nom
Sur le fruit coupé en deux
Dur miroir et de ma chambre
Sur mon lit coquille vide
J'écris ton nom
Sur mon chien gourmand et tendre
Sur ses oreilles dressées
Sur sa patte maladroite
J'écris ton nom
Sur le tremplin de ma porte
Sur les objets familiers
Sur le flot du feu béni
J'écris ton nom
Sur toute chair accordée
Sur le front de mes amis
Sur chaque main qui se tend
J'écris ton nom
Sur la vitre des surprises
Sur les lèvres attentives
Bien au-dessus du silence
J'écris ton nom
Sur mes refuges détruits
Sur mes phares écroulés
Sur les murs de mon ennui
J'écris ton nom
Sur l'absence sans désir
Sur la solitude nue
Sur les marches de la mort
J'écris ton nom
Sur la santé revenue
Sur le risque disparu
Sur l'espoir sans souvenir
J'écris ton nom
Et par le pouvoir d'un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Paul Eluard, Poésies et vérités, 1942
La lettre de Didier Cornaille et Pierre Léger à ce sujet :
"Monsieur Eric Raoult qui prétend imposer un « devoir de réserve » aux lauréats du Goncourt ne connaît « rien au milieu littéraire », selon Bernard Pivot, membre du jury du même Goncourt, qui sait ce dont il parle. Il est pourtant à craindre que, cédant à un penchant très courant, ces temps-ci, chez certains hommes politiques, monsieur Raoult feigne d’ignorer pour mieux les détruire les libertés les plus fondamentales dont jouit encore notre société.
Comment peut-on concevoir un « devoir de réserve » imposé aux écrivains, quels qu’ils soient, autrement que sous la forme d’un bâillon ? Berlin 2009 n’est évidemment pas Bruxelles, Jersey ou Guernesey au lendemain du 2 décembre 1851… Que madame NDiaye trouve pourtant nécessaire de s’y réfugier au lendemain de l’élection présidentielle de 2007 est son droit le plus strict. Et personne, pas plus
monsieur Raoult que nul autre, ne peut lui faire reproche d’expliquer ce choix par des propos certes rudes, mais revêtant, personne ne peut le nier, une large part de vérité.
Madame NDiaye, qui s’exprimait ainsi plus de deux mois avant de se voir attribuer le prix Goncourt, n’est pas pour autant Victor Hugo ni monsieur Raoult un quelconque chien couchant de Napoléon le Petit… Prenons garde, pourtant, à la dérive actuelle du pouvoir. A coup de « bourdes » comme celle-là, n’est-il pas en train de nous réinventer un régime épuré de toutes les libertés et les avancées sociales acquises notamment au lendemain de la guerre ?
Il est urgent de faire mentir ceux qui, dans certains milieux politiques, pensent que les dures réalités de la conjoncture actuelle rendent l’époque favorable à cette reprise en main. Marie NDiaye a eu raison de dire clairement sa pensée et de la confirmer après les attaques de monsieur Raoult. Nous pouvons encore, depuis la Bourgogne, apporter notre soutien total et entier à sa liberté d’expression.
Mesurons bien la chance que nous avons de ne pas avoir, pour ce faire, à nous rendre à Berlin. Et veillons à ce que l’air du Morvan, de l’Auxois, de Puisaye, de la Bresse ou d’ailleurs puisse continuer longtemps à porter haut et clair nos propos libres, indépendants, voire impertinents !
Pierre Léger et Didier Cornaille"