Brassens par Chevalier
"J'avais connu Brassens à ses débuts bien sûr, l'avais encouragé, applaudi par la suite, mais n'osais l'inviter à La Louque, le sachant sauvage.
Brassens est, je crois bien, le seul chansonnier de la grande lignée dont la forte personnalité se soit à ce point imposée au music-hall.
Il est plus nature que nature. Beau visage, bouleversant de bonté et de modestie. Un regard qui s'excuse de dégager autant de sympathie. Il y a tant de fraîcheur et de poésie dans son talent qu'il a droit à toute la gaucherie de son maintien. C'est ainsi qu'il est dans sa vérité. On ne l'aimerait pas autant s'il était désinvolte.
Il n'y a rien de l'acteur en lui. Il est un coeur qui chante ses pensées avec d'ailleurs une belle voix mâle et, à l'encontre des grands chansonniers, il compose lui-même ses mélodies parfois obsédantes.
Il voit peu de monde en dehors des salles pleines et de ses intimes. Il refuse toutes invitations, ne voulant rien changer à son habituel genre de vie.
A-t-il raison? Ou tort ? Je crois que tout artiste ne peut vivre sur son propre fonds. Qu'il faut voir, regarder, rencontrer, pour justement recevoir des étincelles du talent des autres.
Il va très peu au théâtre, au music-hall. Ni même au cinéma. Il lit et pense beaucoup. Ecrit lorsqu'il en sent le besoin. Est mal à l'aise lorsqu'il ne connaît pas les gens.
Me suis-je trompé ? J'ai cru sentir en lui un regret d'être un peu trop prisonnier de ses lois solitaires et commencer à ressentir qu'il faut des contacts de tous genres pour pouvoir mieux fleurir et s'épanouir.
Un poète et un homme attachant à qui on aimerait rendre service, mais qui est bien trop pudique et fier pour vous confier le moindre de ses doutes."
Maurice Chevalier, Môme à cheveux blancs, Presses de la Cité, 1969.